John M. Steele est né à Métropolis dans l’Etat de l’Illinois (Etats-Unis), le 29 novembre 1912.
Volontaire pour les troupes aéroportées, il intègre le 505th PIR de la 82nd Airborne division. Il débarque en mai 1943 en Afrique du Nord et saute sur la Sicile en juillet 1943 où John se casse une jambe. Il rejoint ses camarades en Italie en septembre 1943.
Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, John Steele atterrit sur Sainte Mère Eglise et reste accroché malgré lui au clocher de l’église. John est libéré de son harnais par les soldats allemands en poste dans le clocher. Fait prisonnier, John Steele s’échappe et rejoint ses camarades.
John Steele participa ensuite à la libération des Pays-Bas, à la bataille des Ardennes, et arriva dans la zone de Francfort (Allemagne) pour terminer la Seconde Guerre Mondiale. Il fut ensuite réassigné à la 17e division aéroportée et prit le bateau à Marseille pour rentrer aux Etats-Unis afin de retrouver une « vie normale », en septembre 1945.
John revint plusieurs fois à Sainte-Mère-Eglise, lors de commémorations du Débarquement allié de 1944. Il mourut d’un cancer de la gorge en 1969, à l’âge de 57 ans, dans sa petite ville de Caroline du Nord et émit le souhait d’être enterré en Normandie… ce qui malheureusement ne fut pas réalisé.
Tomber sur un toit, un clocher d’église… Ce fait n’est pas isolé, les clochers étant des bâtiments élevés et les parachutes de 1944 ne permettant pas un atterrissage précis, les soldats s’accrochèrent parfois sur les toitures de ces édifices. Mais, c’est une fierté de mettre le pied au sol quand on est parachutiste, c’est alors un saut réussi ! Sinon… on ne le crie pas… sur les toits, justement!
Le magazine l’Express consacre un bel article à John Steele, le parachutiste rendu célèbre, écrit par Philippe Broussard, le 6 juin 2014.
Qu’est-il vraiment arrivé au fameux parachutiste américain resté accroché au toit de l’église de Sainte-Mère, dans la nuit du 5 au 6 juin 1944? L’Express retrace le parcours de ce personnage haut en couleur. De la Normandie aux Etats-Unis, où il est décédé en 1969.
Son nom est Steele, John Steele. « John gros cul », pour ses compagnons d’armes. C’était un gaillard de l’Illinois, un fort en gueule porté sur la rigolade et la bière fraîche, qui adorait la pêche à la mouche et le jazz Nouvelle-Orléans. Ses lettres aux Normands regorgeaient de mots chaleureux pour cette terre lointaine qu’il avait d’abord vue du ciel, une nuit de juin 1944, et foulée ensuite à plusieurs reprises. Dans l’un de ses courriers, joliment signé « John « du clocher » Steele », il disait combien leur reconnaissance l’avait touché, et jurait d’en préserver le souvenir jusqu’à son dernier souffle.
A Sainte-Mère, une auberge porte son nom
Les années ont passé. Quarante-cinq depuis sa mort, soixantedix depuis le jour J. Mais les 1654 habitants de Sainte-Mère-Eglise (Manche) ne l’ont pas oublié, eux non plus. John Steele (1912-1969) demeurera à jamais le sauveur resté accroché au toit de Notre-Dame-de-l’Assomption au soir de l’offensive décisive. Après tout, si plus de 200000 visiteurs débarquent chaque année dans ce gros village devenu l’épicentre symbolique de la France libérée, c’est un peu grâce à lui. Une auberge locale porte son nom, le (très beau) musée lui rend hommage, des cartes postales et mille autres babioles ont célébré, et célébreront encore longtemps sa mémoire. Parions même qu’à l’heure du 70e anniversaire le mannequin pendu à flanc d’église à longueur d’année sera davantage photographié que les dunes voisines d’Utah Beach.
John Steele, 82e division aéroportée, compagnie F.
Cette renommée, largement due au film Le Jour le plus long (1962), est de celles qui agacent les historiens. Ils ne goûtent guère le vedettariat, encore moins les scénaristes hollywoodiens. A les entendre, cette superproduction, dont une version rénovée sortira en salles le 11 juin, ferait la part trop belle aux événements survenus cette nuit-là au coeur de Sainte-Mère, au détriment d’épisodes bien plus déterminants. En Normandie, où l’affaire nourrit depuis des lustres un Clochemerle venimeux, quelques exégètes sont même prêts à douter de l’ami américain, à traquer des incohérences dans son récit, voire à y flairer un soupçon de tromperie.
Le moment est donc venu d’ouvrir le dossier Steele, matricule16054501. Qui était-il, ce John « du clocher »? A-t-il dit toute la vérité, rien que la vérité? Pour le savoir, il faut d’abord remonter à la source, dans le sud de l’Illinois, le long de la rivière Ohio. Il y a là une petite ville au nom futuriste, Metropolis et, dans cette petite ville, deux héros. Le premier a paraît-il sauvé la planète : c’est Super man en personne, dont la statue colorée veille sur la mairie. Le second a plus modestement contribué à sauver la France; c’est notre fameux para, dont le corps repose au cimetière maçonnique, dans une tombe plus que sobre.
Metropolis, 6500 résidents au dernier pointage, est une bourgade moins vaillante que Sainte-Mère. L’époque où les activités portuaires lui garantissaient une relative prospérité est révolue depuis une éternité. Dans le quartier central, « historique » dit-on ici, les boutiques périclitent et le Massac Theater n’accueille plus que des fantômes. Des temps anciens, où Metropolis ne prétendait pas encore être « la ville officielle de Superman », mais se portait sans doute bien mieux, de rares témoins subsistent : quatre neveux et une nièce du parachutiste. Agés de 59 à 73 ans, ils habitent la région où les Etats voisins du Kentucky et du Missouri et vouent une affection émouvante à celui qu’ils persistent à appeler « uncle Marvin », son deuxième prénom.
Les voici réunis, à l’invitation de L’Express : Phil, Stan, Suzanne, Doug, Johnny. Rien que des descendants d’immigrés d’Irlande du Nord. Chacun d’eux a apporté son lot de photos, de documents jaunis et de lettres personnelles. Le destin qu’ils recomposent se noue avant guerre et mène des plaines du Middle West au Bocage normand, sur les pas d’un singulier tonton…
Dans les années 1930, les Steele font figure de famille modèle à Metropolis. Le père, lui aussi prénommé John, pilote des bateaux de fret sur les eaux brunâtres de l’Ohio. C’est un capitaine-né, un homme d’autorité qui s’y entend pour charrier les cargaisons de bois ou de charbon pendant que son épouse, Josephine, s’occupe de la maison, une bâtisse traditionnelle avec un banc à l’ombre de la terrasse en chêne.
Le couple y élève sept enfants, deux filles et cinq garçons. John Marvin, le futur para, est l’aîné de la fratrie. C’est un costaud, doué pour le foot américain, plutôt démocrate que républicain. Sur les photos, il a des airs de Tom Hanks dans Forrest Gump, buste droit, front haut et dégarni. Les études n’étant pas son fort – huit ans de primaire, quatre de secondaire, aucune de « college » -, il se verrait bien coiffeur, à ce qu’on dit. Mais l’entrée en guerre des Etats-Unis, à la fin de 1941, lui impose un destin moins paisible : tandis que l’un de ses frères, James, opte pour la marine et un autre, Norman, pour l’armée de terre, il s’engage, à 29 ans, chez les parachutistes.
Au printemps 1943, John Marvin Steele découvre ainsi l’Afrique du Nord au sein de la 82e division aéroportée. Très vite, les missions s’enchaînent, avec un premier saut de combat sur la Sicile, au cours duquel il se casse une jambe, puis un deuxième sur la région de Naples, sans dégât cette fois. Steele et ses camarades de la compagnie F prennent ensuite le bateau pour la Grande-Bretagne, où les forces alliées préparent un débarquement sur les côtes françaises. Le p’tit gars de Metro -polis séjourne d’abord en Irlande du Nord, la terre de ses ancêtres, puis du côté de Leicester, en Angleterre. Dans un courrier à la famille, il dit jouer au golf les jours de permission et gagner trois sous en rasant la tignasse des copains. Avec des tarifs à la hausse pour les galonnés, précise-t-il.
Arrive la soirée du 5 juin. L’état-major lance l’opération Overlord, en mobilisant notamment de 12000 à 13000 paras. Steele, comme des centaines d’autres, découvre sa mission : sauter aux abords de Sainte-Mère et en prendre le contrôle afin de faciliter l’offensive prévue à l’aube sur la côte, à 10 kilomètres de là. Dans la foulée, il grimpe à bord d’un C-47, avec une quinzaine de gars harnachés façon commando, le visage grimé de noir. « A l’intérieur, tout était silencieux, racontera-t-il, certains s’assoupissaient. Nous savions que nous allions à un endroit où ce serait un peu chaud. »
Pour la plupart des 900 avions, l’assaut se passe plus ou moins comme prévu. Pas pour celui de Steele : le pilote, inexpérimenté, monte trop haut par crainte de la riposte adverse et largue ses paras au coeur de Sainte-Mère et non aux alentours. Quand ils se présentent au-dessus du village, ça mitraille déjà à tout-va, quelques combattants de la 101e division, descendus en éclaireurs, affrontent les Allemands. Plusieurs membres de la compagnie F sont tués avant d’atteindre le sol. « Tirés comme des canards », témoignera un rescapé.
John, lui, est blessé au pied gauche, probablement par un éclat métallique, mais poursuit sa descente vers la place centrale où une ferme est en feu. En essayant d’éviter le brasier, il s’écrase sur l’église, un bel édifice du XIIe siècle. Son parachute s’accroche à l’une des sculptures érigées à la base du clocher et le laisse en suspension à une douzaine de mètres du sol. Il tente de sectionner les liens, mais son couteau lui échappe et tombe le long du mur. Le voilà plus impuissant que jamais, simple pantin à la merci des tirs ennemis, contraint de faire le mort, les yeux entrouverts, et de prier, c’est bien l’endroit, pour qu’on vienne le secourir.
« Où étiez-vous le 5 juin 1944 à minuit? »
Les heures passent. Bientôt trois. Toujours pas de soutien en vue. Finalement, ce sont deux Allemands positionnés dans le clocher, Rudolf May et Rudi Escher, qui le repèrent. « Des mecs réglo », confiera-t-il après guerre. Ils coupent les suspentes du parachute. Une fois au sol, Steele est fait prisonnier et conduit, avec six autres Américains, vers un poste de commandement ennemi. Il ne sera pas maltraité, ni retenu trop longtemps : quatre jours plus tard, il s’évade en se faufilant par une fenêtre. La débandade allemande est telle, dans la campagne normande, qu’il parvient à rejoindre les rangs alliés avant d’être évacué vers la Grande-Bretagne. Sitôt rétabli de sa blessure au pied, il filera se battre aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, et finira par un séjour dans un camp américain des environs de Marseille.
A son retour au pays, en septembre 1945, John a des médailles plein sa besace, mais parle peu de la guerre. Comme ses proches, il pleure surtout son frère Norman, tué en Allemagne en avril. Seuls quelques initiés connaissent alors l’anecdote de l’église, secondaire au regard de ses autres faits d’armes. L’essentiel est maintenant de tracer sa voie, dans l’Illinois ou ailleurs. Oubliant la coiffure, il exerce divers jobs dans le commerce avant de s’orienter vers les « études de coûts » pour des compagnies d’électricité. Sa situation familiale évolue également : en 1950, il épouse une fille de Metropolis, Katherine Main, qui lui donne bientôt une petite Martha. « Ce mariage était bancal, affirment ses neveux, le couple n’a pas tardé à divorcer. Katherine s’est amourachée d’un toubib et elle a filé avec le bébé, sans jamais donner de nouvelles. »
John, lui, suit un chemin plus ou moins chaotique. En 1955, il se remarie avec Verma, une infirmière rencontrée en Caroline du Nord, le fief des forces aériennes. Tout en enchaînant les déménagements dans l’est du pays, il ne coupe pas les liens avec l’Illinois. A chaque passage à Metro -polis, il trouve le moyen d’amuser la galerie, d’écraser un gâteau à la crème sur le visage de l’une de ses soeurs ou d’oser une blague de potache. Ses neveux l’adorent, cet « uncle Marvin », si « flamboyant » au volant de sa Chevrolet verte à toit blanc ou quand il sort son Luger, un pistolet allemand rapporté d’Europe. C’est l’archétype du tonton mariole, le champion du repas de famille et des filouteries de braconnier. « Un jour, raconte l’un d’eux, il m’a téléphoné pour savoir si j’avais des écureuils au congélateur. Il adorait ça au barbecue! »
Un magnifique héros « ordinaire »
Vers 1957, une lettre étonnante lui parvient. Un journaliste d’origine irlandaise, Cornelius Ryan, prépare un livre sur le 6 juin 1944 et sollicite l’aide de centaines de survivants de ces heures mémorables. Tous reçoivent des questionnaires types. A charge pour eux, s’ils le souhaitent, de fournir des éléments biographiques et des souvenirs personnels. A la question « où étiez-vous le 5 juin 1944 à minuit ? » l’ex-para répond en lettres capitales : « Suspendu au clocher, sous la corniche de l’église de Sainte-Mère. » Pour un auteur, pareil tableau est une bénédiction. Ryan souligne la phrase au feutre rouge puis téléphone à Steele, auquel il soutire diverses précisions, notées à la volée sur des feuilles blanches : « les Allemands l’ont fait descendre »; « descendu [de l’église] à 3 heures du matin, mis dans un camion »…
Le livre, intitulé Le Jour le plus long, paraît aux Etats-Unis en novembre 1959. Cornelius Ryan ne consacre qu’une vingtaine de lignes aux mésaventures de Steele, mais ce passage suffit à le faire connaître. A Washington, les organisateurs d’une prestigieuse soirée-débat l’invitent avec une dizaine de GI, cinq généraux et un amiral. Dans les mois suivants, le livre connaît un tel succès qu’un projet d’adaptation à l’écran prend forme. Le réalisateur, Darryl Zanuck, disposera d’un casting d’exception : John Wayne, Robert Mitchum, Richard Burton, Sean Connery, Henry Fonda, Bourvil…
Steele reviendra plusieurs fois dans le Cotentin, « toujours jovial et pas crâneur pour un sou ».
Le tournage prévoit une séquence sur la place de Sainte-Mère. Zanuck a conscience de tenir en Steele un magnifique héros « ordinaire ». Et un rôle sur mesure pour la star comique Red Buttons. La scène sera courte – cent quarante secondes sur deux heures et cinquante minutes -, mais personne n’oubliera le regard terrifié du « para de l’église » ni le tintamarre des cloches, en réalité beaucoup moins bruyantes.
Les cloches? Quelles cloches?
En octobre 1962, John assiste à la première américaine du Jour le plus long. Globalement, il en convient, c’est du « bon boulot ». Mais quand un reporter d’un journal militaire de Fayetteville (Caroline du Nord) l’interviewe à l’issue d’une autre projection, il pointe les choix déroutants du réalisateur. Pourquoi passer sous silence sa capture par l’ennemi? Et pourquoi laisser croire qu’il a été blessé une fois suspendu au toit, et non pendant la descente? Quant aux cloches, elles ne l’ont pas rendu sourd. « Je ne me souviens même pas qu’elles aient sonné ! » confie-t-il à ses neveux.
Peu importe, après tout, le cinéma a ses exigences artistiques et l’essentiel est que Buttons fasse un double bien sympa. Pour des millions de spectateurs à travers le monde, il devient l’incarnation d’une guerre à hauteur d’homme. En France, les spectateurs s’y attachent d’autant plus que le populaire Guy Piérauld lui prête sa voix de canaille (Max la menace, Bugs Bunny…).
John Steele accède à son tour au rang d’icône. Oh, bien sûr, l’homme ne change guère, « toujours jovial et pas crâneur pour un sou », assurent ses proches, mais sa vie bascule dans une autre dimension. Quand il débarque à Orly, en 1964, l’actrice Irina Demick, la séduisante résistante du film, l’embrasse devant les objectifs. A Sainte-Mère, il bombe le torse sur le parvis de l’église, signe des autographes, trinque avec des ouvriers, sympathise avec le maire, Alexandre Renaud, et son épouse, Simone, très impliqués dans l’accueil des vétérans et la promotion de la commune.
Il y a bien, ici ou là, une poignée de grincheux prêts à jurer, sous couvert d’anonymat, n’avoir jamais vu de para à cet endroit, mais Sainte-Mère s’en moque et intronise Steele sauveur en chef. « L’épisode du clocher a boosté la renommée du village », note Patrick Peccatte, chercheur associé au Laboratoire d’histoire visuelle contemporaine et auteur, à l’automne2013, d’une étude remarquable sur l’effet de zoom médiatique sur ce coin de Normandie.
Aux Etats-Unis aussi, John Steele gagne en notoriété. Il faut dire que le bonhomme a du bagou, de l’humour, et qu’il se balade sans cesse avec un appeau, un gadget de chasseur pour imiter le canard. Un soir de grand raout d’anciens combattants, il va jusqu’à interrompre le discours du général James Gavin, vénérable stratège du jour J. Andy Andersen, ex-président de l’association des vétérans de la 82e, se souvient : « On est tous là à écouter Gavin quand on entend ?coin-coin?. C’est ?John gros cul?, pressé d’aller boire un coup! Tout le monde éclate de rire, à commencer par le général, qui lui lance : « J’en ai plus pour longtemps, Steele !? Deux minutes plus tard, nouveau ?coincoin?, et nouvelle rigolade. »
« Sainte-Mère sans Steele, c’est Lisieux sans Thérèse »
John demeure alors à Wilmington, une ville aisée de Caroline du Nord. Verma, sa compagne infirmière, a une fille d’une trentaine d’années, Doris, née d’un premier mariage. Celleci n’entretient pas les meilleures relations avec ce beau-père gentiment lourdaud, mais elle devine combien son expérience militaire l’a marqué. Ses activités associatives avec les vétérans l’occupent beaucoup : il est de toutes les conventions, de toutes les cérémonies, et conserve avec soin ce qui a trait à « sa » guerre – photos, articles, lettres des époux Renaud… Quant à ses décorations, une vingtaine au total, elles sont mises sous verre dans un cadre en bois de sa fabrication. « Il avait aménagé un garage en lieu de mémoire, confie Doris. Disons que c’était un repaire très masculin, avec une bannière étoilée, un parachute au plafond, un frigo pour la bière. »
John souffre pourtant de graves ennuis de santé. Depuis 1961, un cancer de la gorge l’a contraint à subir d’éprouvants traitements, suivis d’une trachéotomie. L’appareillage respiratoire dont les médecins l’ont équipé donne à sa voix un ton caverneux, mais ne le dissuade pas de boire en cachette des rasades de whisky ni de fumer. En mai1969, à l’hôpital des anciens combattants de Fayetteville, c’est une cigarette à la main qu’il raconte une dernière fois son D-Day au quotidien local, l’Observer. Tout y est : le C-47, la blessure, le clocher… « Il y avait de furieux combats autour de l’église », déclare-t-il, insistant sur le fait qu’il avait de la place une « vue globale ». Une « vision d’oiseau », même.
Dans les jours suivants, sa belle-fille vient à son chevet. « Je portais une robe rouge, blanc, bleu, les couleurs du drapeau, raconte-t-elle. En me voyant, il m’a sifflée comme on siffle une jolie fille. C’était tout lui, ça ! Il est mort le lendemain matin, à 5 heures. Avec ma mère et l’une de ses soeurs, nous l’avons accompagné à Metropolis. » La légende, jamais vraiment absente de cette saga franco-américaine, prétend qu’il rêvait d’être enterré à Sainte-Mère ou à Arlington, le terminus des gloires nationales. Mais il a emporté ce mystère-là dans sa tombe. Et quelques autres aussi…
John Steele au tribunal de l’Histoire
Dans le Cotentin, son destin suscite en effet bien des interrogations. Dès 1981, l’écrivain Gilles Perrault, célébrité de la commune voisine – donc rivale – de Sainte-Marie-du-Mont, ironise sur l’épisode de l’église et l’aborde au conditionnel. Dans son livre Les Gens d’ici, il écrit qu’un Américain « serait » resté accroché au clocher « toute la nuit ». Sainte-Mère ronchonne, mais se cramponne au parachute du héros.
En 2009, c’est au tour du quotidien La Presse de la Manche de monter au front du soupçon. Frédéric Patard, historien de formation et responsable des hors-série du journal, suspecte Steele d’invention. « Cette affaire de clocher, je n’y crois pas, c’est trop gros », assène-t-il aujourd’hui. Pour lui, le para a bien sauté sur Sainte-Mère, mais sans atterrir sur l’église ; il aurait inventé cette fable a posteriori, afin de connaître son heure de gloire.
Comme d’autres sceptiques, le journaliste se réfère en partie à une poignée d' »anciens » du village dont la mémoire, transmise de génération en génération, n’a pas gardé trace d’un quelconque bout de tissu sur Notre-Dame-de-l’Assomption. D’autres vont plus loin en flairant là un piège à gogos et à dollars. « Sainte-Mère sans Steele, ce serait Lisieux sans Thérèse », ose un paroissien moqueur.
Près d’un demi-siècle après sa mort, voici donc notre « John gros cul » au tribunal de l’Histoire, malgré sa collection de médailles et sa bouille d’innocent. Prouver son honnêteté n’est pas chose aisée. Des témoins? Aucun. Des photos? Pas la moindre. Des rapports militaires? A priori, pas davantage.
Heureusement, les fidèles veillent. Aux Etats-Unis, notamment, où nul n’aurait l’idée de déboulonner le seul vrai superhéros de Metropolis. A Ottawa, autre ville de l’Illinois, une section de l’association des anciens de la 82e Airborne a été baptisée « John Steele » en son honneur. Le fondateur de cette section, Robert Dumke, était l’un de ses copains paras qui sauta en périphérie de Sainte-Mère. Dumke est décédé depuis plusieurs années, mais sa fille Katie entretient la flamme avec ferveur. « John parlait déjà de l’église à mon père bien avant de répondre au questionnaire de Ryan, affirme-t-elle. N’oubliez pas que ces gars-là ne pensaient pas à être des héros, mais à accomplir leur job. »
Un autre para accroché au clocher, un troisième au sol
A Sainte-Mère, l’un des trois fils du maire de l’époque ne dit pas autre chose. Agé de 10 ans au moment du Débarquement, Henri-Jean Renaud était sur la place, ce matin-là, au lever du jour. « Ni mon père ni moi n’avons vu un parachutiste sur l’église, admet-il, mais c’est normal puisque Steele avait été capturé dans la nuit. Depuis, pas un seul vétéran, et Dieu sait que nous en avons accueilli, n’est venu nous dire qu’il racontait n’importe quoi.
C’était un type un peu fruste, mais spontané et sincère. En répondant au questionnaire, il ne pouvait pas deviner les conséquences. Vous savez, il y a toujours des gens prêts à douter de tout, y compris de l’existence des chambres à gaz. » Même l’ennemi d’hier vient à la rescousse de Steele. En Allemagne, L’Express a interrogé Jörg Kohnen-May, le fils de Rudolf May (décédé en 1985), l’un des soldats qui l’avaient capturé. Lui aussi est formel : « Cette histoire n’est pas inventée. Mon père et son camarade ont eux-mêmes coupé les cordages du parachute. »
Les anciens à la mémoire soupçonneuse se seraient-ils donc trompés? Plusieurs documents antérieurs au film Le Jour le plus long, et au livre éponyme, le prouvent. Ces textes évoquent clairement la présence d’un ou de plusieurs parachutes sur l’église dans les premières heures du 6 juin. Ainsi, dans l’ouvrage qu’il publie dès 1945, le maire, Alexandre Renaud, écrit : « Dans les arbres, sur les toits de l’église, de l’hospice, de la mairie, les grands parachutes de soie, libérés de leur charge, flottaient doucement. »
Un autre document, que L’Express a exhumé des archives de Cornelius Ryan, confirme ces descriptions. Il s’agit du questionnaire rempli par un autre para, Willard Young, arrivé dans la nuit à Sainte-Mère. Sans savoir ce que Steele a répondu à l’écrivain, il déclare : « J’ai vu des parachutistes pendant aux arbres et à un bâtiment (le clocher de l’église, je crois). Je suppose qu’ils étaient morts, ou au moins blessés. »
A priori, John « du clocher » n’avait donc rien d’un mythomane. Jean Quellien, un historien de l’université de Caen qui l’a un temps suspecté de mensonge, finit (presque) par en convenir. « Il a bien atterri sur l’église, je suis prêt à l’admettre, concède ce spécialiste réputé, mais pas du côté où se trouve actuellement le mannequin. De l’endroit où il est tombé, il n’a pas pu voir tout ce que montre la fameuse scène! Il faut dire que ce film est un tissu de conneries. A cause de lui, le mythe a pris le pas sur la réalité. Quand les gens vont à Sainte-Mère, ils cherchent le cinéma, pas l’Histoire. Pour un historien, il est difficile, voire impossible, de contrebalancer cet effet, c’est un combat à la Don Quichotte. »
Il n’empêche que John Steele n’y est pour rien et mérite bien les honneurs du musée local, auquel sa belle-fille a offert sa vitrine à médailles. Pour autant, a-t-il vraiment tout dit de cette nuit de juin1944? N’a-t-il pas forcé le trait en prétendant avoir eu une « vision d’oiseau » de la place ? A y regarder de plus près, un point essentiel pose problème : Steele a toujours occulté le fait qu’un deuxième para, Kenneth Russell, est tombé sur l’église pratiquement au même moment que lui!
Pendant des dizaines d’années, celui-ci est resté dans l’ombre, laissant le fantôme de Steele monopoliser l’avant-scène. Et puis, en 1988, au détour d’une réunion des anciens de la 82e division aéroportée, un historien américain, Ronald J. Drez, recueille son témoignage, validé ensuite par d’autres vétérans. D’un coup, ce récit apporte un éclairage inédit, et pour le moins troublant, sur la séquence de l’église.
En juin 1944, Russell n’a que 17 ans, il a grandi à Maryville, dans le Tennessee, et triché sur son âge pour s’engager. C’est l’un des plus jeunes passagers du C-47 où s’engouffrent Steele et une quinzaine d’autres gars. Sitôt largué au-dessus de Sainte-Mère, l’adolescent mesure quel enfer l’attend. Les batteries antiaériennes font un boucan du diable, on aperçoit des Allemands, une ferme en feu… Heureusement, son parachute l’entraîne vers l’église. Le choc est rude et le sonne un peu, mais il reprend ses esprits et constate que son engin s’est pris dans une sorte de gargouille, à 6 mètres du sol. Bien plus haut, il remarque un autre para suspendu, non identifié, dont le corps paraît inanimé.
On ne contredit pas un compagnon d’armes
Alors que Russell cherche à saisir son couteau pour se libérer, un troisième gars de la compagnie F, le sergent John Ray, atterrit pour ainsi dire à ses pieds. Avant qu’il ait le temps de se redresser, un Allemand s’approche et lui tire dessus. Touché à l’estomac, le sergent s’écroule. Le croyant mort, l’Allemand pointe aussitôt son arme vers les deux Américains suspendus aux sculptures du bâtiment. Russell s’attend à mourir sans même avoir foulé le sol français. Mais John Ray, dans un ultime sursaut, parvient à s’agenouiller et à sortir son Colt 45 pour tuer l’Allemand d’une balle dans la nuque. Russell coupe enfin les liens du parachute, dégringole en bas de l’église, rampe jusqu’au sergent. Il est trop tard, il n’y a plus rien à faire pour ce jeune marié de 21 ans. Russell jette un oeil vers le toit, où l’autre para ne donne toujours pas signe de vie, puis il file s’abriter.
Ainsi donc, il y avait un deuxième soldat (Russell) accroché au bas du clocher. Et un troisième (Ray), au sol, qui les a sauvés in extremis. Pourquoi John Steele n’en at-il pas parlé, ni à ses proches ni à Cornelius Ryan? Dans ses deux interviews de référence, l’une recueillie à la sortie du film, l’autre à l’hôpital, il ne dit rien non plus de ces deux hommes. Si le récit de Russell est véridique – et tout indique qu’il l’est -, le héros de Metropolis n’a pu ignorer leur présence, même quand il faisait le mort, les yeux mi-clos. Au pie, il en a été informé par la suite ou après la guerre, en discutant avec ses camarades vétérans.
Russell est décédé d’une pneumonie dans la nuit du 5 au 6 juin 2004, soixante ans jour pour jour après le D-Day. Pendant des années, il a entretenu une correspondance avec Robert Tlapa, le cousin de Laddie Tlapa, l’un des membres de la compagnie F mort sur un arbre de la place de Sainte-Mère. Dans une lettre inédite dont L’Express a eu connaissance, Russell s’étonne, avec une ironie teintée d’amertume, que « presque tous les paras » survivants prétendent avoir sauté au coeur du village. En réalité, ils n’étaient pas bien nombreux, une vingtaine au plus. Dont lui-même, et Steele, bien sûr, ce « John gros cul » dont il n’a jamais dit de mal en public. « D’après Russell, il existait une sorte de code d’honneur entre les vétérans, se souvient Robert Tlapa, une règle selon laquelle il ne fallait pas contredire un compagnon d’armes, même quand il déformait un peu la vérité. »
De fait, aux Etats-Unis, personne n’a critiqué Steele pour son « oubli ». Russell lui-même n’a jamais été jaloux de sa renommée et l’appréciait, selon son fils, Gerald. L’historien Ronald Drez confirme: « Ken me disait juste : « Peut-être que John, comme beaucoup de gens, ne voulait pas partager les projecteurs.? Il se moquait qu’on ne parle pas de lui. Le fait de ne pas mentionner John Ray le dérangeait davantage, et c’est sans doute pour ça qu’il a fini par sortir du silence. Ce gars leur a quand même sauvé la vie! »
En 2002, Russell s’est rendu à Sainte-Mère, avec Drez et la veuve du sergent Ray. Sur le mur de l’église, ils ont vu pendre le faux parachutiste et, sur le parvis, l’escadron des touristes ébahis. Depuis, les rangers de Russell, solides godillots de cuir brun, ont trouvé leur place au sein du musée, tout près de la vitrine à médailles de ce cachottier de « John gros cul ». En mémoire d’un jour si long que ses héros, évidemment éternels, n’ont pas fini d’entrer dans l’Histoire.